Désir

D’abord, il y a la phase d’observation. L’air de rien, au cours des premières conversations, faire son petit repérage. Face, profil, regarder le visage, la forme du nez, est-il court, épaté, fin ; les narines petites ou dilatées, la bouche aux lèvres fines ou pleines, les oreilles (menues est un plus) ; noter la présence ou non de poils dans le pavillon ou sur l’hélix. Chercher les détails rédhibitoires, les ongles longs et en deuil, les poils sur le dos des mains ou, parfois plus compliqué à voir, dans la nuque ; discrètement, profiter du prétexte de ramasser quelque chose par terre pour jeter un œil sur les pieds aussi, chaussés ou nus selon la saison. Regarder ce qui est visible, surtout quand c’est à peine, et se laisser emporter par son imaginaire dans l’échancrure d’une chemise qui révèle le haut d’un torse, se figurer le reste caché sous le tissu. Se retenir de s’approcher pour humer la peau, qu’on devine fine et douce, discrètement parfumée à l’ambre. Se retenir de toucher l’avant-bras posé sur la table, voir les muscles jouer, les doigts pianoter sur la nappe.

 

Aux premiers rendez-vous, quand on se sépare, il me serre dans ses bras, j'ai le temps d'appuyer ma tête contre son épaule, d’en apprécier sa fermeté et de me dire que nos tailles sont bien assorties. Je sens quelque chose de furtif dans mon cou, un baiser ou un souffle, avant qu'il ne recule, enfourche son vélo et s'éloigne tout aussitôt sans se retourner.

 

La première nuit, il dort sans bruit, respire à peine, au point qu'il me faut voir le pouls pulser à sa carotide pour m'assurer qu'il est bien vivant et que non, cet homme dont je ne connais pas encore le nom de famille n’est pas mort d'une crise cardiaque dans mon lit – ce qu'on peut s'imaginer comme scenario, parfois – et j’en profite pour le regarder encore dans la pénombre. La peau brune, les yeux clos sur le paisible, les oreilles délicates, la cicatrice sur son front, une autre sur le sourcil gauche, les pommettes saillantes, soulignées par la lisière de la barbe, les lèvres pleines ; je caresse doucement le rond de l’épaule, le flanc, la hanche, je me refrène, je vais finir par le réveiller et il n’est même pas six heures du matin.

 

Pendant quatre ans, j’ai vécu comme une nonne, dans une abstinence complète sans frustration ni souffrance, puisque mon désir avait sombré corps et biens dans les limbes d’une vie qui avait été mienne jadis mais que je considérais désormais comme celle d’une autre. Page tournée sur un passé que je ne voulais pas revivre, j’étais persuadée que je vieillirais seule, entre un chat cacochyme et l’entretien de mon jardin, le cœur vacant et le corps en jachère. Un soir inattendu de juin des yeux bruns se sont posés sur moi, des bras m’ont enlacée ; plus tard des mains ont parcouru ma peau et réveillé des myriades de terminaisons nerveuses dont je ne savais plus l’existence. En quelques jours tout a basculé, je suis passée d’un état à un autre et, redevenue une femme désirable et désirante, j'ai jeté aux orties mes revendications d'indépendance et de refus d'obéissance aux normes sociales que je dénonçais si fort. Acceptant, les yeux grands ouverts, d’entrer à nouveau dans la ronde de la séduction hétérosexuelle et convenue des premiers rendez-vous. Quitter le désert de l’abstinence pour entrer dans le vallon fertile du désir, ce basculement m’étonne encore, dans sa promptitude et dans la facilité avec laquelle il s'est opéré. Replonger si aisément, et avec bonheur, dans l'intimité de l'autre, dans ses odeurs, mêler les transpirations, coller les peaux, se laisser faire. Laisser une place dans mon lit.

 

Alors le désir. Qui me chauffe le ventre, qui habite mon esprit. Alchimie soudaine et inexplicable d’une peau contre la mienne, magie de mains chaudes qui m’effleurent et m’électrisent, attirance irrépressible pour un corps, un cou, une nuque, un ventre. Un homme à la fois si proche et si différent de moi, qui vient me bousculer dans mes habitudes, me faire sortir de la zone de confort dans laquelle je me suis complu comme on se love dans un vieux plaid élimé, qui me touche et me fait rire. Quelque chose me dépasse. Un soir il me fait écouter une chanson de Jonasz, il est question d’un cœur qui ouvre ses portes.

 

Après, il y a la vie sociale. Les terrasses où l’on se donne rendez-vous en fin d’après-midi. Un air de vacances anticipées, et l’envie de prolonger indéfiniment ce farniente.


Un après-midi où il fait une chaleur à tomber raide, 38° au thermomètre, je déplace un lourd fauteuil pour éviter le soleil et m’installer à ses côtés. Bière pour lui, spritz pour moi, il me caresse le bras, puis les jambes que j’ai allongées sur ses cuisses ; il y a, comme il me l’écrira lui-même en soirée, ces conversations multiples – celle des esprits, celle des regards, celle des mains, celle des corps, une connivence et un bien être évidents à être là tous deux, dans un mélange d’intimité qui s’expose et de retenue ; ce désir qu’on a plaisir à sentir monter et à contraindre, encore un peu, parce que c’est bon de le retenir, entre les portes entrouvertes.

Posté le 29/07/2022 à 16:06

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