Les corps abstinents, Emmanuelle Richard. Flammarion, 02/2020. 284 p. 19 € *****

         Abstinente depuis cinq ans, Emmanuelle Richard a échangé avec une quarantaine d'hommes et de femmes qui comme elle ne font plus l'amour, par choix ou par dépit. Elle a classé ces témoignages par thématiques, en introduction desquelles elle livre ses propres réflexions sur l'abstinence. Elle dénonce par ce biais une idéologie qui tend à penser que, hors l'amour, point de salut, et que les abstinents sont bien à plaindre. Elle revendique cet état de non sexe pour elle-même et aussi la liberté qu'elle trouve à ne plus être dans le désir ni être un objet désirable. Il y a dans ses propos des accents féministes sans agressivité, c'est un manifeste que de dire qu'on peut se trouver bien d'être seul(e), malgré des moments de doute, malgré le manque du toucher, à pouvoir être soi-même, en dépit des injonctions sociales. Le lecteur trouvera – ou pas – dans ses réflexions ou dans les témoignages divers des échos à ses propres questionnements. On peut ne pas forcément être d'accord, mais il me semble important d'accueillir cette lecture sans jugement, et de voir le courage qu'a eu Emmanuelle Richard à évoquer le sujet tabou de l'abstinence.

 

"En 2017 et 2018 je découvre un nouvel état. Je vais bien. Mieux que jamais. Après m'être offert à moi-même le cadeau de mon exigence, je suis devenue mon propre refuge. Je suis autosuffisante. Je n'ai plus du tout envie de mettre ma tranquillité d'esprit en péril pour quiconque. Je n'ai pas besoin d'être dans une relation sentimentale pour me sentir exister. Je peux être sans personne à qui penser et aller bien. Je ne suis plus prête à accepter n'importe quoi pour vivre une histoire à tout prix. Plus prête à vouloir quelqu'un en dépit de tout et de moi. A l'exclusion de l'amour amoureux, je me suffis à moi-même, ne serait-ce que par l'intensité de la joie nouvelle à n'éprouver qu'une toute simple mais essentielle sérénité. Du moment où j'ai décidé d'arrêter les relations médiocres, les petites histoires sans intérêt ni générosité, la mesquinerie ; du moment où je ne me suis plus satisfaite du manque de beauté et de considération généralisé pour être avec quelqu'un quoi qu'il en coûte, tout a changé. Ma solitude est devenue un choix. Je deviens tranchante, affûtée, légère comme une plume.

                Je me remets à écrire, à fabriquer un livre. Je m'immerge dans le corps-à-corps du travail. Seule et solide, debout. J'oublie presque le manque du toucher dans la joie du labeur et de l'autonomie. J'oblitère presque la question du contact. La plupart du temps je n'y pense plus. Je sublime. Je me sens forte et, pour la première fois, complète sans amour, sans autre. Le sexe et l'amour ont longtemps été un but en soi chez moi, ils deviendront un à-côté. J'espère que ça réarrivera un jour mais je peux tenir debout sans.

                A partir de cet instant, enfin reconstruite, en pleine possession de tous mes moyens, avec ce choix plein et entier d'être seule, j'arrête d'attendre. Le manque disparaît. C'est le vide qui le remplace. Or le vide, c'est l'attente apaisée sans attendre, la porte entrouverte aux possibles et à la multiplicité des futurs. Le vide c'est rien, c'est grand et c'est beau. La solitude, c'est la paix intérieure durement gagnée, la force, la tranquillité et la sérénité. Une merveille. Cette dernière chose est la plus précieuse; la plus grande montée en puissance, la plus grande liberté jamais gagnée de ma vie entière.

                Faire le choix délibéré d'être seule a marqué un tournant radical dans ma façon d'être au monde; à moi-même et aux autres. Apprendre que je pouvais être très contente toute seule, sans m'inscrire dans une dynamique de recherche ou d'attente de partenaire potentiel, un mouvement amoureux au moins par la nécessité d'avoir quelqu'un à qui penser pour me sentir vivante, a été la plus grande prise de pouvoir que j'aie connue jusque là."

 

Catégorie : Divers

sexualité / abstinence / essai / manifeste /


Posté le 21/06/2020 à 17:28