Peine perdue, Kent. Le Dilettante, 01/2019. 191 p. 17 € ***

         Vincent, musicien professionnel, perd sa femme Karen dans un accident de voiture. Le chagrin devrait l'anéantir : ce n'est pas le cas. La peine n'arrive pas, et Vincent se rend compte que, sans doute, il ne l'aimait plus. Il vide la maison de tous les objets lui appartenant, et se plonge dans son travail, tout en retraçant l'historire de leur relation pour tenter de comprendre ce qui a pu le mener à cette absence de sentiment. Tout en participant à la tournée d'un jeune chanteur, Vincent continue son introspection : il se rend compte qu'il vivait dans l'ombre de celle qui était une artiste reconnue dans le street art, et se met à lui vouer une rancune posthume quant à sa dépendance envers elle. Leur union relevait d'une sorte de mariage de raison, qui leur permettait à tous deux se s'associer pour des raisons professionnelles. "Il ne fut pas question d'amour entre eux", écrit le narrateur. Pourtant, l'amour était là, dans leur complicité artistique puisque Vincent avait composé des musiques illustrant les expositions de Karen, et que le couple avait des relations intimes semble-t-il satisfaisantes.

         Oui mais voilà, Karen était connue, bien plus que son mari, qui se rend compte avec un certain effarement que sans elle, il n'est plus grand-chose, qu'il s'agisse du public, et de ses relations d'amitié bien maigres. La solution se dit-il, s'est de reprendre la route, de profiter des opportunités de rencontre lors des tournées. Mais Vincent n'est plus ce jeune homme fringuant qui emballait des filles à la sortie des concerts : c'est un rockeur vieilli que les jeunes femmes repoussent en se demandant ce qu'il leur veut. Cette double prise de conscience va conduire Vincent à un retournement de situation salvateur. Par ailleurs on ne peut s'empêcher de penser que, sous la plume de l'ancien Starshooter qui a dépassé la soixantaine, elle revêt une portée autobiographique. S'y mêlent des réflexions sur le milieu et la scène musicaux, sur les compromis nécessaires et les renoncements, que Kent a dû forcément connaître. L'ensemble n'est pas désagréable, si ce n'est sur le fond que le renversement de situation me paraît un peu précipité et moyennement plausible – mais il faut bien terminer l'histoire !

         Quant à la forme, si je goûte les talents de Kent en tant que parolier, dont les chansons revêtent une qualité poétique indéniable (Je suis un kilomètre, La montée Bonafoux, et bien d'autres), je suis plus dubitative sur ses aptitudes que tant que romancier : il n'échappe pas à la facilité de certains aphorismes ("L'homme est un loup pour l'homme et la musique n'adoucit pas les lycanthropes", p.24), à la métaphore ménagère ("La vie était une savonnette qui lui glissait des mains", p.119), voire à la maladresse ou à la grandiloquence quand il écrit : "Le veuvage est un régime sec qui ternit le poil et ne ressuscite pas les morts" (p.47). Et puis, Kent est fâché avec l'emploi des temps : il a fait le choix d'écrire au passé. Soit. Le roman est pour l'essentiel rédigé à l'imparfait, ce qui donne au récit une impression de lourdeur, de répétition et de monotonie ; enfin et surtout, il mélange fréquemment passé-simple et passé-composé : "Les gens se sont mépris sur son chagrin. Ils vinrent le consoler et lui apporter leur soutien." (p.20) ; "Vincent s'est astreint à potasser des dossiers soporifiques en jargon administratif abscons. Il en profita pour mettre un terme à divers abonnements […]" (p.53). Il semble parfois oublier la concordance des temps et l'usage du plus-que-parfait : "Vincent ignorait ce qu'Ad pensait de Karen, tout comme Ad ignorait ce que Vincent a pu penser de Manon en son temps" (p.87).

         Pourtant, il a parfois le verbe élégant : "Il n'avait même pas la satisfaction orgueilleuse du dandy baudelairien de ne jamais être étonné tout en éprouvant le plaisir de surprendre. Il était un blasé sans panache." (p.13). Je suis sûre qu'il gagnerait à écrire des nouvelles. Ou d'autres chansons.

Catégorie : Littérature française

deuil / amour / musique /

Posté le 23/02/2019 à 16:04