Fugitive Parce Que Reine, Violaine Huisman. Gallimard, 12/2017. 246 p. 19 €

Rouler sur les trottoirs pour éviter les embouteillages, fumer à en faire déborder les cendriers, s'habiller de Dior dans les diners et jurer comme un charretier, traiter ses filles de salopes après tout le mal que je me suis donné pour vous pour l'instant d'après les embrasser en leur jurant un amour éternel, tandis que le père se contente d'un rôle à éclipses, voilà ce qu'est Catherine, la mère de Violaine, dix ans, et de sa sœur de deux ans son aînée. On suit donc l'enfance chaotique des deux sœurs élevées par une mère qualifiée de "maniacodépressive", une enfance brutale où l'amour maternel est aussi passionnel que celui qu'elle a voué à ses maris successifs, puis, dans une deuxième partie, la vie de Catherine racontée par Violaine. Issue d'un milieu populaire, victime d'une grave maladie et hospitalisée jusqu'à ses cinq ans, Catherine est devenue danseuse malgré sa jambe plus courte que l'autre, capable malgré sa patte folle d'exécuter parfaitement les 32 tours fouettés du Lac des Cygnes au milieu du salon, et doit à sa beauté d'avoir pu pénétrer le monde des affaires et de l'argent, dont elle a adopté une partie des codes sans jamais oublier ses jurons.

         Ce récit, que l’on suppose amplement autobiographique, fait le portrait d’une femme excessive dans tous les sens, dans sa beauté, dans son comportement, borderline, psychologiquement fragile et ensuite perturbée. Il est également un hommage d’une fille à sa mère, dont elle ne condamne jamais les excès, une mère qui a aimé ses filles, parfois trop, parfois mal, "cet amour qui la faisait nous appeler, quand nous n’étions pas des petites connes ou des salopes ou des pétasses, mes chéries adorées que j’aime à la folie, cet amour la fit vivre autant qu’elle le put.", capable de donner du Lexomil ou du Stilnox à ses filles de dix et douze ans et de les couvrir de baisers.

En retour, ses filles lui vouent un amour absolu et ce sont elles qui font la ramener à la vie. Jamais de ressentiment, en témoigne leur tristesse à sa mort. Et même une forte empathie. Dans le pathétique des obsèques, auxquelles n’assiste aucun des amis de Catherine, ni le père, et la cérémonie de dispersion des cendres - qu'elles ont dissimulées dans des boîtes à thé Kusmi -, au large de Dakar, on sent là encore cette volonté des deux sœurs de rendre hommage jusqu’au bout à leur mère.

Enfin, à travers ce récit, se pose une question sur l'identité féminine : peut-on être femme et mère en même temps, où faut-il choisir ? L’une n’exclut-elle pas l’autre ? La question est là à travers trois générations : Jacqueline, la mère de Catherine, une femme plutôt passive, gagne-petit, devenue mère bien trop tôt ; Catherine, dont l’enfance traumatisante a dû contribuer à sa folie, femme fatale éprise de liberté mais aussi soumise aux fantasmes de son mari, mère aimante et dépassée, parfois violente ; enfin Violaine, émancipée, grandie à la fin du récit mais meurtrie et sans enfant, qui à la mort de sa mère a l'âge de celle-ci lorsqu'elle est devenue mère…

Une citation qui je pense résume bien le personnage : "Maman était une des plus belles femmes que la Terre ait portées, disaient tous ceux qui l’avaient connue au paroxysme de sa splendeur, et sa beauté lui fut au moins aussi fatale qu’elle le fut aux hommes et aux femmes qui succombèrent à sa séduction."

Un roman magnifique et riche, porté par une langue somptueuse, aux phrases longues et balancées, aux alexandrins en prose ("Nous étions consciencieuses, nous étions travailleuses" p.33), qui sait sur la même page faire la place à une certaine drôlerie, par exemple lors des disputes entre les parents, lorsque le père lui dit : "Tu me pourris la vie ! Il fallait entendre son gémissement torturé, son couinement supplicié. On aurait dit un violon tzigane sur ampli électrique. Le lendemain, il revenait se faire pourrir la vie encore un coup.", et laisser s'exprimer le franc parler de Catherine ou de son père, lorsqu'il raconte à ses deux petites filles médusées qu'à son retour de prison "il lui fallait de la chatte" (p.94).  

         Le père n'est pas venu aux obsèques. Violaine fait part de sa tristesse : "Juste cette fois, je voulais qu'il reprenne sa place auprès d'elle, juste une dernière fois, qu'il redevienne le roi auprès de notre reine. Mais sa reine lui avait échappé depuis longtemps déjà. Et la fugitive ne reviendrait pas." Une reine à la couronne trop lourde et à la patte folle, fugitive parce reine. Dire que c'est un premier roman !

 

 

Catégorie : Littérature française

autobiographie / famille / folie /

Posté le 25/01/2018 à 09:56