Ecorces vives, Alexandre Lenot. Actes Sud, 10/2018 (Actes Noirs). 204 p. 18,50 € ****

         Un vagabond prénommé Eli met le feu à la maison dans laquelle il a vécu des jours heureux avec une femme aimée, avant d'être recueilli par Louise. Laquelle a quitté les siens pour se consacrer aux chevaux qu'élève un couple d'Américains. Le capitaine de gendarmerie Laurentin, qui lui a fui quelque chose ou quelqu'un, est nommé depuis peu dans la région qu'il sillonne avec ses chiens, tentant sans conviction de mener l'enquête sur cet incendie. Autour d'eux gravitent d'autres personnages, Lison la veuve inconsolable qui peine à s'occuper de ses deux garçons, Céline la vacancière qui la console, Jean et Patrick, les deux frères sauvages et taiseux qui vont tourner la ferme familiale. Ce roman polyphonique dit les âmes cabossées, les écorchés vifs, les mal dégrossis ou les trop sensibles ; il fait la part belle à la nature de cette région du Massif Central et à ceux qui y vivent, comme ils peuvent plutôt que comme ils le voudraient. Certaines pages sont d'une grande poésie, d'autres d'une grande justesse comme cette description du bal (p.94) où la musique est assurée par un homme-orchestre qui "appauvrit tout à tour Tino Rossi et Edith Piaf, leur soustrait toute sève, leur enlève toute portée", et fait danser les vieux couples tandis que les jeunes n'ont que l'envie d'en découdre. A travers les bouches de chacun de ces personnages se dessine une histoire aux multiples méandres, jusqu'à un dénouement un peu onirique et, à mon avis, quelque peu décevant.

        

          Je ne résiste pas à l'envie de recopier l'extrait du bal :

"La nuit est tombée quand l'accordéoniste prend place sur son fauteuil. Il a un clavier à main droite qui lui permet de lancer des boucles d'orchestre préenregistrées. Il a des pédales à ses pieds qui commandent une boîte à rythme qui fera bien ce qu'elle peut pour donner naissance aux pulsations dont on a besoin ici pour triompher de la fatigue. L'homme-orchestre se présente en crachant dans le micro, comme s'il en était besoin, comme s'il n'écumait pas tous les bals de toutes les villes environnantes depuis plus de dix ans déjà, comme s'il n'avait jamais pris part à aucune des rixes qui y naissaient spontanément, inévitablement, comme si les monts environnants n'abritaient pas les foulées hasardeuses de deux ou trois rejetons élevés dans la haine de leur père oublieux. Il fait ce qu'il a toujours fait. D'abord pour les plus vieux, pour ceux d'entre eux qui piétinent doucement jusqu'au parquet-salon monté en plein milieu de la salle, sur lequel les souliers glissent et rappellent à ces corps sclérosés les danses d'antan, il appauvrit tout à tour Tino Rossi et Edith Piaf, leur soustrait toute sève, leur enlève toute portée, pendant qu'on se presse aux deux bars. C'est comme ça qu'on appelle les planches posées sur des tréteaux où on se sert canon sur canon et on s'enflamme le sang parce qu'on déborde d'envie de lancer les hostilités. Deux couples dansent serrés, oscillant doucement, joue fripée contre mâchoire ravinée, et leur musique est trouée, chaque fois que la porte se rouvre, par les coups de chevrotine du stand de tir." (p.94).

 

Roman lu dans le cadre des "68 premières fois"

 

Catégorie : Littérature française

grands espaces / deuil / famille / maladie /

Posté le 24/05/2019 à 11:02