Le Chat

Cécile le savait. Il y a quelques semaines, elle l'avait regardé descendre l'escalier raide qui mène aux combles – celui qu'elle s'est promis de changer dès qu'elle aura acheté l'appartement – aux marches découpées à la japonaise, et le voyant ainsi passer d'une marche à l'autre, par à coups précautionneux, presque vertical, elle s'était dit qu'un beau jour il finirait par basculer cul par-dessus tête.

Baptiste l'a trouvé ce matin, à son réveil, gisant au bas de l'escalier, raide déjà. Tenant à moitié debout, la tête retenue par la partie basse de la rampe. La nuque brisée par sa chute.


Le train de Cécile venait à peine de quitter la gare d'Aix-en-Provence TGV lorsque son fils lui a  appris la nouvelle. Dix appels manqués, elle s'attendait à quelque chose de grave, et quand elle l'a entendu dire "Je ne sais pas comment te dire…", elle a pensé stupidement qu'il avait pris sa voiture et l'avait accidentée, mais c'était autre chose, des mots dont elle peine à se souvenir, le Chat, nuque, escalier, tout raide. Sur le moment, elle a interrogé Baptiste, avec ce détachement qu'on a quand on n'a pas encore réalisé, quand, comment, comprenant de travers, déjà mort, de la pisse par terre, mis dans la panière à linge, emballé dans des serviettes. Et puis elle a été incapable de poursuivre, a raccroché pour se mettre à sangloter derrière son masque, dans l'indifférence générale des passagers. S'est enfuie aux toilettes pour laisser libre cours à son chagrin, à la peine et au regret de n'avoir pas pu le revoir, de l'entendre encore ronronner comme un diesel ou sentir son poids sur ses pieds quand il venait dormir avec elle, pendant la saison froide surtout – l'été, il préférait dormir dans le jardin et ne rentrait que pour prendre le frais ou pour manger. En elle, se mélangeaient la l'incrédulité et la révolte, la douleur et la pensée rationnelle – mieux valait qu'il soit parti ainsi, plutôt que d'affronter les longues maladies à venir et la décision d'abréger ses souffrances. 

 

Une part d'elle refusait d'admettre son absence définitive et s'imaginait le retrouver à son retour, l'entendre la saluer d'un miaulement sonore avant de s'en aller vaquer à ses propres occupations, d'un pas de sénateur et la tête altière, dans une souveraine indifférence envers le devenir des humains. Elle s'est rappelé le temps passé à l'observer, qu'il dorme, fasse sa toilette ou s'assoie face à elle sur la table basse du salon, la gratifiant d'un clignement de ses yeux verts avant de reprendre sa pose hiératique de sphinx. Elle savait déjà combien ce temps-là allait lui manquer, celui passé à le caresser, à enfouir ses doigts dans sa fourrure douce et fournie de chat sibérien, à s'apaiser au bruit de son ronronnement si particulier, qui ne cessait d'étonner ses visiteurs. Elle s'est demandé ce qu'elle allait faire de ce temps vide. L'automne serait être encore plus froid et triste sans ce compagnon qui partageait ses nuits.


Incapable de rester en place, elle s'est installée sur la plateforme près des bagages où elle est restée pendant les six heures de trajet, à observer les allées et venues des passagers et des contrôleurs, à engager avec les uns et les autres de courtes conversations. De quoi se distraire, un peu. Le trajet était long, entrecoupé de divers incidents – deux passagers sans billets et récalcitrants, un autre pris de folie qui a agressé des voyageurs, dont une femme qu'il a mordue à la cuisse avant d'être arrêté par la police venue en renfort à la gare de Dijon – elle a songé à Baptiste qui avait enveloppé le corps mort et raide et froid, si horriblement immobile, et l'avait déposé dans la panière à linge pour le descendre à la cave en attendant son arrivée. Son fils courageux qui a sangloté quand elle l'a rappelé, racontant combien le Chat avait apprécié le poulet à l'indienne que son amie et lui lui avaient fait goûter la veille.


Ils ne savaient rien du Chat, ne connaissaient ni son vrai nom, ni son âge. Cécile présumait qu'il devait avoir une vingtaine d'années puisqu'à l'époque où elle avait commencé à fréquenter la maison qui allait devenir la sienne, son compagnon affirmait qu'il avait 15 ans. Ce qui lui semblait beaucoup, alors qu'il chassait, des oiseaux surtout dont elle retrouvait les plumes dans le jardin, qu'il dormait dans la fourche d'un des lauriers et grimpait en haut du bouleau pour qu'on vienne le chercher. Aujourd'hui, il ne reste plus rien de tout cela – son compagnon est mort, le bouleau a été abattu.


Elle l'a vu doucement décliner, marcher de moins en moins vite, boiter parfois. Mais il parvenait encore à grimper dans le laurier près de la porte d'entrée, à marcher dans la gouttière pour rejoindre la terrasse où il pouvait passer des heures, allongé au soleil, ou enroulé sur une chaise de jardin, ou pour gratter à la fenêtre afin qu'on lui ouvre. Elle croit entendre le crissement de ses griffes sur la vitre ; elle croit l'entendre miauler et ne peut s'empêcher d'aller jeter un œil, espère deviner sa silhouette attendant patiemment qu'on lui ouvre. Elle s'attend à tout moment à le voir laper l'eau croupie des soucoupes de pots de fleurs ou les gouttes de pluie restées sur la table. Mais la terrasse est vide.

          

Elle aurait voulu être là, recueillir son pauvre corps et le coucher dans des linges pour qu'il soit bien, lui caresser la tête et le rassurer ; elle aurait aimé être avec son fils et lui éviter de faire ce qui n'était pas de sa responsabilité, et lui épargner cette première confrontation avec la mort. Quand elle partie pour l'Italie, elle n'a pas pris le temps de le chercher pour lui faire une dernière caresse. Une pensée lui vient, de se dire qu'il est mort sans l'avoir revue, et que peut-être il a pu penser que qu'elle l'avait abandonné. Mon vieux lion fatigué, se répète-t-elle. Mon chat. Le Chat.


Son fils l'attendait sur le quai. Il l'a longuement serrée dans ses bras, ils ont pleuré tous les deux. Pleuré encore lorsqu'ils sont allés à la cave et qu'ils ont une dernière fois mêlé leurs doigts à sa fourrure – s'il n'y avait sa position, les pattes tendues et raides, et sa tête rejetée en arrière, la bouche à demi ouverte, et son immobilité, sa raideur, on aurait presque pu s'attendre à l'entendre ronronner. Elle lui a parlé, lui a dit au revoir, ils l'ont emballé comme ils pouvaient dans les serviettes, et Baptiste l'a porté ainsi, dans la panière, avec le bout de ses pattes et sa fourrure qui dépassaient, jusqu'à la clinique vétérinaire voisine. Le vétérinaire est parti l'examiner, ils se sont étreints longuement sous le regard désolé des maîtres de chiens et de chats qui patientaient. Le Chat était pucé, il s'appelait Chapka et était né en mars 2005. Il avait donc 16 ans et demi ou presque, un âge honorable pour un chat de race dont Cécile n'avait jamais compris comment on avait pu l'abandonner.


Ils sont repartis avec la panière à linge vide, se tenant fort l'un contre l'autre, et ont passé beaucoup de temps à énumérer les souvenirs, riant et pleurant tout à la fois. Cinq ans de partage, d'agacement et de tendresse.


Cécile passe devant ce coin de la cuisine où il se ruait pour manger, se rappelle son habitude à venir se frotter contre la porte du placard quand elle en sortait sa nourriture, comment l'ouverture d'un yaourt le faisait accourir à toute vitesse, le nombre de paquets de brioches éventrées par sa gourmandise, ses roucoulements en pleine nuit pour sortir, son art de se faire une place sur le canapé, bien au milieu, petit tyran domestique qui lui manque affreusement et qu'elle continue de pleurer.


Dans trois semaines, ils enterreront ses cendres dans le coin du jardin où il se plaisait à s'installer, aux beaux jours. Elle plantera un rosier. Et peut-être, ensuite, prendront-ils un autre chat. Et même deux.

Posté le 26/09/2021 à 10:30

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