L'Usine à Paroles

Nouvelles

Inge Willer

  Le miroir d'époque est piqué par endroits, le soleil fait ressortir la poussière qui s'est collée à sa surface. Inge l'essuie du plat de la main, regarde son reflet sans ciller. Le ventre un peu bombé, la poitrine presque plate, les clavicules saillantes jusqu'aux épaules. Elle se tourne, se tord le cou pour mieux se voir. Les fesses sans volume, un peu plissées, un peu ramollies, le dos droit.

  "Tiens-toi droite, Inge !" Une phrase entendue tant de fois, à la table familiale, alors qu'en fin de journée, la fatigue et les douleurs la courbaient devant son assiette. "Je ne comprends pas comment une jeune fille qui pratique la danse classique tous les jours peut être de traviole à ce point !", disait sa mère. Le fait est que ça lui faisait mal, et qu'elle l'était, de travers. Il avait fallu l'intervention de Mme Vaganova, sa professeure de ballet, pour qu'on la fasse examiner et qu'on lui diagnostique une scoliose suffisamment sévère pour qu'elle doive porter un corset orthopédique. Jour et nuit pendant trois ans, à l'exception des cours où son professeur reprenait la même antienne : "On se tient droites, les filles, les épaules baissées, les omoplates rentrées dans le dos ! Inge, rentre-moi ces ailes de poulet ! Redresse-toi !". La douleur, toujours là, au milieu du dos, les tensions dans les trapèzes et les cervicales. Pour les autres, c'était facile. La fille devant elle à la barre, toujours impeccablement droite et sans effort, les vertèbres bien alignées, rien qui dépassait, les gouttes de sueur qui ombraient le dos du justaucorps, et la même chose à la reprise de l'exercice à gauche, une autre fille pareillement verticale, parfaitement rectiligne. Trois ans dans ce carcan pour l'avoir bien droit, ce dos, et acquérir enfin ce port de tête irréprochable. Quarante-cinq ans plus tard, Inge n'a rien perdu de ce réflexe. Baisser les épaules, redresser la tête, rentrer le ventre et les côtes. Contraindre la respiration. Elle y est.

  Elle décroche du cintre sa robe noire sans manches, la fait passer au-dessus de sa tête. Un léger frisson quand le tissu souple et léger glisse le long de son buste. Un dernier coup d'œil au miroir, elle lisse ses boucles grises avant de descendre au rez-de-chaussée, les pieds nus sur la fraîcheur du carrelage. Enfiler ses sandales. Changer de sac, ne prendre que le nécessaire, tout ne tiendra pas dans le noir. Elle vide le contenu qu'elle dépose à la diable sur la console. Trop près du bord, le trousseau de clés et le portefeuille tombent au sol, s'échappent un échantillon de parfum qui se brise sur le carrelage et quelques cartes de visite. En soupirant, Inge ramasse les bristols qu'elle remet en tas. Sur l'un d'eux, un nom, L'Entracte, Quimper, écrit en belles anglaises. Un restaurant de fruits de mer, elle avait mangé du crabe, c'était quoi, en 2008 ? Depuis le temps, il doit être fermé. Elle range la carte avec les autres.

  Enfin prête, Inge ferme la porte de sa maison, glisse les clés dans son sac, chausse ses lunettes de soleil et s'en va à pied vers le centre du village. Il fait chaud, elle transpire un peu sous sa robe.


  Il y a du monde sur le parvis de l'église. Inge patiente devant la vitrine de l'office de tourisme où elle regarde machinalement les ouvrages historiques exposés et le programme des festivités locales, puis se décide à entrer parmi les derniers.

Les bancs sont pleins, elle parvient à s'assoir en bout de travée, non sans que l'on se soit poussé avec un sourire contrit pour lui faire une petite place. Les épaules coincées entre son voisin et l'accoudoir sculpté, Inge renonce à s'appuyer contre le dossier. Ca va être long. Loin devant, au premier rang, Anna, entre son compagnon et sa tante, puis la famille proche. Sur un signe du prêtre, Anna se lève pour aller lire un poème en hommage à son père. Ses mains tremblent tant qu'elle renonce à tenir sa feuille et la pose sur le pupitre. Mais elle lit d'une voix claire, le regard rivé devant elle, tout entière à son texte et aux efforts déployés pour ne pas flancher. Avec la même ténacité que lorsqu'elle préparait l'examen de fin d'année du Conservatoire et qu'Inge lui avait fait travailler la variation qu'elle devait présenter. Elle lui répétait les mots de ses maîtres, Tiens-toi droite, lève la tête, ne regarde pas par terre, cherche ta direction. Quelle fierté quand elle avait été admise, quelle élève prometteuse ! Et cet accident terrible, à vingt ans, qui avait coûté la vie à sa mère et lui avait fait abandonner la danse.


  Au même âge, Inge dansait Aya dans La Bayadère. Son premier grand rôle. Quelques semaines tout juste après la mort de son père, tombé du cerisier qu'il était en train de tailler. Elle avait tenu, encouragée par Camille, et persuadée encore que de là où il était, il l'encourageait en silence. Mais, petit à petit, elle avait commencé à douter. Elle avait la technique, elle n'aurait plus la passion. Désormais retenue comme doublure, sans pouvoir jamais remplacer la danseuse en titre, ou cantonnée aux seconds rôles. Le directeur de la troupe n'avait d'yeux que pour les autres filles. Sans son père, puis sans Camille ensuite, elle était devenue transparente. Invisible. Elle avait perdu l'envie de se battre.


  L'office s'achève. Inge sort tout de suite et se place sur le côté du parvis, retrouvant avec plaisir la chaleur du soleil d'août. L'assistance se serre pour faire place au cercueil suivi par la famille. Une main se pose sur son bras. Cécile, la sœur du défunt. Elle l'embrasse, bonjour Inge, comment vas-tu, cette habitude qu'elle a de parler en même temps qu'elle fait la bise.

  "Je vais bien, Cécile, mais c'est plutôt à toi qu'il faudrait demander. Et Anna, comment vit-elle tout ça ?

  - Ça a été soudain, tu t'en doutes. Une crise cardiaque, sans prévenir… Mais Mathieu est très présent, heureusement.

-   La pauvre… Je n'ai pas osé l'appeler… Pas de nouvelles de son frère ?

-   Non. Elle l'a prévenu bien sûr, mais apparemment il n'est pas venu." Cécile soupire, regarde ses chaussures, puis relève la tête, les yeux brillants. "Tu te rends compte, Inge ? Ça fait plus de vingt ans…

  - Oui je me souviens, il est parti peu de temps après l'accident…

  - En 96, oui. Il n'a jamais voulu revenir… Il a fait sa vie là-bas, en Ecosse". Cécile hausse les épaules, et du bout du pied trace de petits cercles dans le gravier.

  Le corbillard a démarré et s'ébranle doucement.

  "Allez Cécile, on y va !". Inge saisit le bras de son amie pour prendre place dans le cortège qui accompagne Pierre Feld dans sa dernière demeure. L'horloge à jaquemarts de l'hôtel de ville sonne le quart d'heure.


  L'assemblée transpire avec dignité, rassemblée autour de la tombe béante. Le maire vient d'arriver avec un aréopage réduit, le premier adjoint et la secrétaire de mairie. Il échange gravement des poignées de main à gauche et à droite, on le dirait en pleine campagne électorale. Tout à l'heure, il ira serrer la louche à toute la famille et murmurer quelques platitudes bien choisies. En attendant, on se serre un peu pour lui faire de la place ; Inge est refoulée sur le côté, tout près de la haie.  


  De l'autre côté, comme séparée des simples connaissances par la tombe, la famille. Au premier rang de laquelle Anna, soutenue par Mathieu. A sa gauche, là où elle a sa canne, il y a un vide que personne ne semble vouloir combler, puis le reste de la famille, Cécile bien sûr, son frère Michel, et derrière, les cousins, Inge en compte cinq, dont deux à qui elle a appris à lire, mais le compte n'y est pas, il en manque encore au moins deux autres.  

  "Seigneur, puisque tu as voulu rappeler à toi ton serviteur Pierre Feld, accepte la prière que du fond de notre cœur nous lançons vers toi pour lui conserver la vie radieuse et l’élever encore…". La voix de basse du père Ngongolo porte à travers tout le cimetière. L'assemblée se signe comme un seul homme. "Puisse sa vie avoir été tendue toute entière vers le Bien et l’Amour de son prochain, vers les siens qu’il a tendrement chéris et vers tous ceux qui, dans la souffrance, appelaient au secours." Pas sûr que feu Pierre Feld ait fait preuve d'autant de philanthropie, pense Inge en se rappelant la froideur avec laquelle il l'avait accueillie dans son cabinet lors du décès de sa mère. Elle voit soudain Anna tressaillir. Elle tourne la tête en direction de ce qu'elle a vu. Un homme se tient là, derrière la haie de thuyas. La casquette posée bas sur son front dissimule son visage. Anna et lui ne se quittent pas des yeux, puis l'inconnu fait volte-face et disparait sans qu'apparemment personne d'autre qu'elles deux ne l'ait vu. "Souviens-toi que tu es né poussière et que tu redeviendras poussière" dit le prêtre en jetant dans la fosse une poignée de terre avant de se signer et d'inviter d'un geste la famille à faire de même.

  Anna s'est serrée contre son compagnon, qui entoure ses épaules de son bras et l'embrasse. Inge a mal au ventre soudain, quelque chose lui fouille les entrailles. Elle se reprend. Ce n'est pas le moment. Tiens-toi droite.

  Elle prend place dans la file pour aller présenter ses condoléances. Serre brièvement Anna contre elle, salue les membres de la famille, puis se détourne pour se diriger vers la sortie du cimetière. Le gravier crisse sous ses pas, elle longe lentement l'allée principale, il fait bon sous l'ombre des platanes. Dans les salons d'honneur de la mairie, le traiteur et ses employés doivent être en train de mettre les dernières touches à la collation. Petits fours, crémant, jus de fruits et une ambiance feutrée qui cédera la place aux anecdotes que chacun croira bon de raconter. Elle n'a envie de parler à personne. Pas envie non plus de rentrer chez elle. De toute façon, personne ne l'y attend.

  Elle est presque arrivée au portail. Le monde autour d'elle se met soudain à tourner. Elle perd l'équilibre, s'appuie de la main sur le tronc d'un arbre. Sous sa paume, les aspérités de l'écorce, puis tout s'obscurcit et se dérobe. Elle tombe sur l'herbe au pied du platane.


  Septembre venait de commencer. Sur le lit de Camille, assises parmi les papiers de soie froissés, les deux filles déballaient leurs pointes neuves, dont il fallait casser l'empeigne avant de les chausser. L'une d'elle coinçait le bout du chausson dans le chambranle pendant que l'autre appuyait sur la porte. Il fallait y aller doucement sous peine d'abîmer définitivement la structure, on entendait les couches de carton craquer. Camille prenait alors la pointe et, d'une main experte, la pliait en évaluant sa souplesse et sa résistance, avant de prononcer "Celle-là, elle est bonne ! On fait l'autre !". Inge la regardait, elle avait l'air si sûre d'elle… Après ça, il fallait renforcer la plateforme, ce petit morceau au bout de la pointe, si petit mais essentiel, sur lequel porte tout le poids du corps. Avec une grosse aiguille et un fil solide, il fallait en faire tout le tour à points réguliers, et elle regardait Camille encore, concentrée sur sa tâche, la tête penchée, une mèche de cheveux lui chatouillait sa joue qu'elle avait envie de remettre à sa place. Inge attendait le moment où, invariablement, après s'être piquée pour la troisième fois, son amie pestait et brandissait vers elle un index où perlait une goutte pourpre, avant de lui tendre son chausson : "Tiens, Inge, vas-y, moi je n'arrive pas !"

C  'est bien la seule chose à laquelle elle renonçait. La seule chose où elle ne faisait pas preuve de son habituelle persévérance. Parce que pour le reste, elle ne lâchait rien. Quand elle s'était déchiré le muscle du mollet, elle avait continué à danser, malgré la douleur et l'élastoplaste trop serré ; quand elle avait eu la grippe, et qu'elle avait fait la première en retenant ses quintes de toux pour tousser comme un cacochyme dans les coulisses. Elle n'accordait rien non plus : à la mort du père d'Inge, face à ses larmes et à son désarroi, l'inflexible Camille lui avait interdit d'abandonner, lui répétant qu'elle avait trop travaillé le rôle pour y renoncer. Inge l'avait écoutée, elle avait dansé, malgré sa peine. Son amie avait raison : cela ne l'avait pas rendue moins triste, mais au moins elle pouvait s'enorgueillir de n'avoir pas lâché.

  Mais elle était tendre parfois, aussi, sa Camille. Souvent, quand elles marchaient dans la rue, elles se tenaient serrées l'une contre l'autre. Inge sent encore sa taille souple contre son bras. Camille avançait en apesanteur, semblant flotter au-dessus du sol. Une fois, dans les vestiaires, après le cours, alors qu'elles se rhabillaient, assises l'une à côté de l'autre sur le banc, Camille enfilait ses chaussettes, son éternelle mèche brune rebelle échappée de son chignon qui l'agaçait et qu'elle replaçait sans y penser derrière l'oreille. Elle s'était redressée, avait d'un seul geste retiré les épingles, et ses cheveux s'étaient déroulés d'un seul coup sur ses épaules. Elle avait secoué la tête, l'avait regardée, toute ébouriffée, les joues rosies encore par l'effort, et soudain s'était approchée  d'Inge pour l'embrasser sur la bouche. C'était doux, tiède, elle sentait la réglisse des Carensacs qu'elles venaient de partager. C'était la première fois qu'on embrassait Inge. Mais il était hors de question de l'avouer.

  Elle ne le lui avait jamais dit parce qu'elle savait déjà que pour Camille, ce n'était pas le cas. Elle aurait pu le faire après, quand elles avaient continué à se voir, à sortir ensemble, et que les choses étaient devenues un peu plus sérieuses qu'un simple baiser, mais elle n'avait jamais osé. Elle préférait que Camille croie que c'était aussi naturel pour elle, et cela avait fini par le devenir, ensuite, même s'il fallait rester discrètes et que, tant pour leurs parents que pour la propriétaire qui leur louait un petit deux pièces à Mulhouse, elles n'étaient que des amies en colocation. Et après, quand Camille était partie à Lyon, c'était trop tard.


  "Madame ! Madame Willer ! Vous m'entendez ?" Une main lui tapote la joue avec insistance. Elle tourne la tête pour la chasser. "Camille…" murmure-t-elle. La voix persiste :

  "Allons madame ! Ouvrez les yeux !"

  Inge finit par obéir, entrouvre un œil. Le ciel et les feuilles au-dessus d'elle, le visage d'un homme, des brins d'herbe qui la chatouillent, un caillou qui lui rentre dans le dos. "Ah, vous voilà de retour parmi nous !

  - Que… qu'est-ce qui s'est passé ?

  - Vous avez dû faire un petit malaise, la chaleur sans doute. Tenez, prenez un peu d'eau, ça vous fera du bien." Inge prend la gourde que lui tend l'obligeant jeune homme, boit à grandes gorgées. Ca va mieux maintenant, le monde est clair et à sa place. Elle se relève, repousse le bras qui la soutenait, non ça ne tourne plus, non elle n'a pas besoin qu'on l'accompagne, elle va pouvoir rentrer chez elle toute seule, ce n'est pas loin.


  "Bellecourt, la Croix-Rousse, le vieux Lyon, et l'Opéra, Inge ! On sera si bien là-bas !" Face à l'enthousiasme de Camille, Inge avait bien failli flancher. Mais Camille avait été prise, pas elle. "Je ne peux pas te suivre, ma douce", avait-elle fini par avouer. Alors il y avait eu ces reproches sur son manque d'ambition, son laisser-aller, son renoncement, les mots durs, les larmes, puis les affaires ramassées et fourrées dans deux sacs à la hâte, la porte claquée sans un regard. Inge n'avait pas bougé. En septembre, elle avait quitté définitivement les Ballets et s'était inscrite à l'Ecole normale.  


  Il fait frais dans la maison, Inge en frissonnerait presque. Elle s'est assise sur le fauteuil face  à la fenêtre, le soleil de la fin d'après-midi vient doucement lui caresser les jambes. Dans sa main, la carte du restaurant de Quimper. Elle caresse du bout du pouce le C majuscule et les chiffres inscrits au stylo bille sur le verso. Puis elle se lève, remet la carte dans le portefeuille.

Tiens-toi droite, Inge.