L'Usine à Paroles

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Le Sauvage

Aujourd’hui, c’est samedi, et le samedi est un jour sacré. D’abord, c’est son jour de congé – elle en profite pour effectuer les différents achats qu’elle n’a pu faire pendant la semaine. Plaisir d’autant plus grand que d’autres, eux, travaillent.

La journée est donc bien remplie : marché, tennis avec Stéphane qui la courtise gentiment, shopping… mais elle commence invariablement par le rituel de la pesée.

Qui doit se faire, comme chacun sait, à jeun, et après un passage aux toilettes. C’est donc le ventre creux, gargouillant déjà car les arômes du café qu’elle vient de préparer s’étendent dans l’appartement, qu’elle ôte cérémonieusement son peignoir pour grimper sur la balance, dont l’aiguille oscille un moment entre la tarte aux pommes engloutie hier après-midi au bureau et les carottes vapeur fadasses du dîner, pour se positionner enfin au poids d’aujourd’hui.

Comme d’habitude, peu satisfaite du résultat, elle soulève un pied, puis l’autre. L’engin oscille encore, pour aboutir à la même conclusion.

Elle a une moue de dépit, se dit qu’elle a l’air malin, comme ça debout sur une jambe au milieu de la salle de bains, hausse les épaules en se disant qu’elle fera attention la prochaine fois, remet son peignoir et va attaquer son petit déjeuner.


C’est seulement au moment où elle s’assied devant son bol fumant, et qu’elle commence à beurrer la première tranche de pain grillé, qu’elle se met à penser à lui. Elle s’en étonne un peu. C’est qu’elle ne sait pas pourquoi elle l’aime bien, le Sauvage. En principe, il devrait lui déplaire.

D’abord, il s’habille mal, ou plutôt d’une façon peu soignée. Ses vêtements ont des accrocs qui ne paraissent pas le gêner, ses pulls sont souvent détendus ou feutrés par des lavages mal programmés, ses vestes lustrées d’usure, ses chaussures jamais cirées.

Pensivement, elle trempe sa tartine dans son café. Il se coiffe rarement, et sa crinière s’imprègne d’odeurs de feu de bois ou de tabac, frisée, emmêlée, et rêche. Pas très net avec tout ça, à croire qu’il n’aime pas se laver, les ongles en deuil, qu’il cure du bout de la lame de son couteau.

Tss tss… fait-elle en mastiquant la tartine qui, à force d’être plongée dans le café, a pris une consistance spongieuse. En plus, le café fait des yeux, maintenant. Elle se lève, vide le bol dans l’évier, s’en ressert un autre. On ne peut même pas dire qu’il ait de bonnes manières.

Il peut parfois être d’un insupportable sans-gêne, coupant la parole aux gens, les rabrouant, et s’excusant maladroitement aussitôt après… Enfin, quand elle a fait l’amour avec lui, il n’a pas toujours été tendre, ou très patient.


"Mais bon sang, qu’est-ce que je lui trouve ?" se demande-t-elle en mordillant sa tartine que, cette fois bien avertie, elle n’a pas immergée. Parce que, chaque fois qu’elle revoit le Sauvage, elle succombe.

Allez donc savoir pourquoi, mais la première fois où elle l’a vu, elle en est tombée raide amoureuse. Peut-être parce qu’un reste d’élégance lui faisait porter ce jour-là un foulard glissé dans le col de sa chemise, ce qui lui donnait un côté rétro inattendu, ou parce qu’il l’a regardée, ou enfin peut-être parce que, tout de suite, il a su être drôle et léger. Ou peut-être encore parce que c’était le printemps…


Elle finit son bol en déglutissant bruyamment – après tout, il n’y a que le chat, pour l’heure couché sur le lit, qui peut l’entendre. Elle se laisse un peu glisser sur sa chaise, et tâche de se souvenir de sa voix.

Il faut dire qu’elle est agréable, bien timbrée, et qu’il sait parler aux femmes. Enfin, il est très beau : un visage aux traits fins, une bouche charnue ; bref, de cette beauté qui, quand on la possède, autorise une certaine négligence.

Toujours est-il que, quelques heures après, elle était dans son lit, ou plutôt dans le canapé placé devant la cheminée. L’amour à la lueur des flammes… Avec n’importe quel autre, un tel cliché l’eût fait sourire, mais le Sauvage a le don de transformer le moindre moment banal en un véritable événement.

En plus, il s’était débrouillé pour lui faire croire que c’était elle qui lui avait fait du plat… Elle en avait été assez fière, sur le coup.


Ce jour-là, elle sortait du marché couvert, encombrée par son panier d’où débordaient les fanes d’une botte de carottes et un horrible sachet de plastique rose estampillé "Poissonnerie Schott et fils", et tenant à l’autre bras des fleurs et une salade, quand un type lui a tendu un tract.

Un peu méfiante, elle a levé les yeux sur lui et, lui trouvant un air de républicain espagnol pas déplaisant (comme dans le dernier film de Ken Loach qu’elle avait vu récemment), avec son foulard rouge autour du cou, elle a voulu prendre le bout de papier. Elle a posé son panier qui, mal équilibré, a roulé et dispersé son contenu sur le sol.

Le type s’est précipité pour l’aider à tout ramasser. Il souriait, il avait des dents magnifiques, lui tendait un chou, du pain, le poisson dans son paquet rose bonbon, qu’elle enfournait pêle-mêle au fur et à mesure, gênée qu’un inconnu, qui plus est séduisant, fît ainsi l’inventaire de ses courses.

Un peu confuse, elle l’a remercié et, s’éloignant à pas lents, elle a parcouru le tract que le foulard rouge avait mis dans son panier. Il présentait une caricature de Jean-Marie Le Pen, suivie d’un texte dénonçant la politique raciste du parti.

Décidant qu’elle le lirait tranquillement une fois rentrée chez elle, elle l’a glissé dans son sac avec l’impression de commettre un acte de résistance. A ce moment, elle s’est entendue héler. C’était le guérillero aux tracts qui courait vers elle, brandissant la botte de carottes et un œillet qui avait dû tomber de son bouquet.

Il lui a tendu le tout avec un sourire radieux, s’est offert de lui porter son panier, l’a raccompagnée jusqu’à sa porte, où il a obtenu d’elle de la retrouver une heure plus tard, quand il aurait fini sa distribution.

Elle a dit oui, ça flanquait toute son organisation par terre ; elle a regardé sa montre, de toute façon il était trop tard pour prévenir Stéphane qui l’attendrait pour rien. C’était le premier lapin de sa vie, tant pis…


Aujourd’hui, personne ne distribue de tracts à la sortie du marché. Aujourd’hui, elle a le temps. Stéphane a réservé le court pour deux heures, et elle se demande si elle a vraiment envie de jouer au tennis. Après, elle a rendez-vous avec Caroline, qui veut lui acheter les vêtements qu’elle ne porte plus. Puis, elles iront au cinéma, sans doute.


Brusquement, alors que le maraîcher lui tend son paquet, elle se demande ce qu’elle fait là. Ça lui vient tout d’un coup, la sensation vague d’être inutile, et que la journée qui s’annonce là n’est que la répétition de beaucoup d’autres, sans trop de sens. Elle paie, salue mécaniquement et rentre chez elle, le panier à moitié rempli.

Elle a oublié de prendre son pain, et les pommes, et zut. Elle n’a pas envie d’y retourner. S’allonge sur le canapé où le chat vient la rejoindre, et lui gratte doucement la tête. Sa main plonge dans un sachet de papier aluminium vert.

Elle en sort trois bretzels, qu’elle dispose à côté d’elle, sur le tissu fleuri du canapé. Elle finira par le plus salé, c’est ce qu’elle préfère, quand les cristaux de sel craquent sous la dent. Le sentiment d’inutilité qui l’a prise au marché ne l’a pas quittée. Au contraire, il s’amplifie. Elle a même envie de pleurer, un peu.


Le répondeur clignote. Une petite pression sur le bouton, la cassette se rembobine, la voix du Sauvage monte dans l’air tiède. Il s’en va en Italie, où il donnera des cours de français. Regrette de n’avoir pu l’avoir au bout du fil, rappellera avant de partir, dimanche.

D’abord elle sourit : "Tu te rends compte ! Il a trouvé un travail ! Lui ! Et prof, en plus !" Puis, brusquement, elle se lève, envoyant du même coup valser chat et bretzels qui se dispersent sur le sol : dimanche, c’est demain ! Le gigot parental l’attend, et sa sœur, son mari et les