L'Usine à Paroles

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Les Gorgones de Châtillon

René entra dans le cimetière. A cette heure de la matinée, il était sûr de ne rencontrer personne. Il prit tout de suite la grande allée qui sépare les parties nord et sud, et la suivit jusqu’au muret qui surplombe la ville. Tout était calme, il faisait chaud déjà, malgré le vent qui soufflait par rafales.


René se mit à longer le côté ouest, prit une contre-allée et alla jeter un coup d’œil sur la serre qui recouvrait la tombe de Marcelle Boudrot, la petite communiante. Le verre était cassé en plusieurs endroits, un morceau avait dû tomber récemment. Il rassembla les éclats, en fit un petit tas. Ça faisait plus propre, disposé de la sorte.


Poursuivant son chemin, il salua rapidement les familles dont les noms lui plaisaient : Rigollot-Deguy, Berthe et Gustave Pompon… Il passait entre les dalles bien lourdes, taillées bien épaisses, au cas où les défunts chercheraient à sortir de terre. On ne sait jamais. Il soupira en ramassant les débris d’un Christ en croix qui jonchaient le semis de cailloux d’une tombe anonyme, ne comportant ni dalle, ni crucifix. Le temps avait fait son œuvre…


Arrivé à l’extrémité nord du cimetière, il se planta devant un majestueux mausolée de couleur crème. Il relut l’épitaphe qu’il connaissait par cœur, consacrée à Auguste Frédéric Louis Viesse de Marmont, duc de Raguse et natif de Châtillon, dont les dates (1774-1852), écrites en chiffres romains, lui offraient à chaque fois le plaisir d’un petit jeu de déchiffrage.

Le tombeau, colossal et entouré de chaînes, ressemblait davantage à un monument aux morts des deux dernières guerres qu’à une tombe, dont la taille était à la démesure de ce chevalier décoré de tous les mérites, qui n’avait même pas daigné mourir ici, mais dans l’exotique Venise… "Concession à perpétuité gratuite pour celui-là !", maugréa René.



Il commençait à faire vraiment chaud. Il s’épongea le front. La boîte en métal des Gorgones de Châtillon, qu’il avait précautionneusement emballée avant de la glisser sous son bras, se faisait lourde.

Craignant que le caramel fonde et que la crème au chocolat tourne, il se décida à reprendre sa route. Il repartit en direction du côté sud du cimetière, qui jouxte l’église, et, longeant la muraille ouest, il jeta un coup d’œil distrait à la cathédrale en réduction – trois mètres de haut, tout de même – de la famille Bougueret, dont la prétention et la mégalomanie avaient surtout permis à un petit arbre de pousser tout en haut, juste derrière les deux flèches et la rosace.

René marmonna entre ses dents, expédiant dans le même sac de suffisance les Bougueret et le duc de Raguse, puis passa la fontaine ronde où l’on remplissait les arrosoirs, et la tour en ruines du mur d’enceinte. Sa promenade matinale touchait à sa fin. Il se dirigeait vers le côté sud lorsqu’il entendait des crissements sur le gravier. "Jeannette et Rose-Marie ! Ces vieilles bigotes ont de l’avance, aujourd’hui !"


En effet, deux vieilles dames, portant des fleurs roses et rouges dans des pots de plastique noir, étaient entrées par la porte nord, et se dirigeaient vers lui. Les dalles levées de ce coin-ci du cimetière dissimulaient heureusement jusque là René à leurs regards, mais il allait bientôt être découvert. Aussi se précipita-t-il en courant, courbé en deux derrière la rangée de tombes, vers le caveau Couvreux-Daguin-Carpentier, dont la porte s’ouvrait facilement et la taille permettait à un homme de se cacher.


Le cœur battant autant par sa course que par la peur d’avoir failli être surpris, il s’accroupit dans l’obscurité, et posa son paquet à côté de lui. Ça sentait l’humidité, le renfermé et la poussière, mais au moins, il y faisait délicieusement frais.

Cinq minutes passèrent, dix, peut-être. René regardait les croix en métal tombées au sol, les fleurs de porcelaine rose et verte brisées, le petit autel fendu, et philosopha distraitement sur la mort et l’indifférence des vivants.

Il commençait à avoir des fourmis dans les jambes. Les deux vieilles pies n’en finiraient donc jamais de sarcler, planter leurs fleurs, et nettoyer leurs tombes ? Il se contorsionna pour changer de position, et son pied heurta la boîte de chocolat. Le petit bruit mat lui rappela qu’il avait grand faim.

Le café noir pris à six heures lui restait sur l’estomac. Et puis, les deux commères pouvaient en avoir encore pour longtemps : après le jardinage, on priait pour le défunt… Il se saisit donc du paquet, défit délicatement le ruban rose qui l’entourait, et ouvrit la boîte.

Les bonbons étaient là, impeccablement rangés, n’attendant plus que d’être savourés. Il approchait la main pour en saisir un, de ses doigts tremblant de gourmandise, lorsque la pensée de Césarine l’arrêta. "Eh quoi ! pensa-t-il, il en restera pour toi, tout de même ! Et tu sais bien qu’à cette heure-ci, j’ai toujours un petit creux…"


Il se décida donc, prit un bonbon, défroissa l’emballage doré, enfourna la friandise et la laissa fondre doucement sur sa langue. Un large sourire se dessina sur ses joues rebondies. Il en prit un autre, histoire de vérifier s’il retrouverait la même sensation : ses papilles se rétractèrent délicieusement. Il ferma les yeux. C’était encore meilleur.

Il se lécha les doigts. "Ne t’inquiète pas, Césarine, je ne vais pas tout manger. Tu avais raison, ces Gorgones sont excellentes. Allez, un petit dernier, pour la route !" Afin de ne pas gâcher son plaisir et ne pas céder une quatrième fois à la gourmandise, il referma la boîte et rattacha le ruban rose avant de manger le dernier bonbon, dont il croqua, pour changer, les morceaux, avec beaucoup d’application.

Enfin il soupira, et froissa les emballages en papier doré dans sa poche.


Puis il se redressa. Tout à son régal, il n’avait pas entendu si les deux vieilles toupies étaient parties. Il se risqua à entrebâiller la grille la grille du caveau pour glisser un coup d’œil à l’extérieur. Plus de commères. Il s’extirpa de sa cachette, s’élança, sa boîte de bonbons calée sous le bras, et courut entre les dalles pour parvenir au but de sa visite.


C’était une dalle de couleur claire, surmontée d’un socle carré sur lequel était posé un vase grec. Césarine de Vayrois, morte à vingt-et-un ans, en 1834, reposait là.

Murmurant un bonjour à son adresse, René escalade la tombe, se hissant à la force du bras droit, et grimpe sur le socle où, les pieds de chaque côté, il se tient en équilibre précaire, plaqué contre la grande urne, autour de laquelle il a passé son bras. Son menton arrive juste au ras de l’ouverture.

Il glisse sa boîte contre sa poitrine et, de sa main gauche enfin libre, il tâtonne pour dévisser le couvercle. Il s’agit de donner un petit coup sec comme pour refermer, puis d’aller dans l’autre sens. Ça résiste toujours un peu. René insiste et, donnant un mouvement du bras un peu plus fort, manque de tomber. Rétablissement de justesse.

Ouf ! le paquet est toujours là, coincé entre son torse et le vase. Sinon il aurait fallu descendre le récupérer, et reprendre l’ascension. Avec cette chaleur ! Décidément, aujourd’hui, ce n’est pas son jour. Il recommence donc à serrer le couvercle, qui finit par céder avec un petit craquement.

Il le pose en équilibre sur l’embouchure et s’apprête à glisser sa précieuse boîte dans l’ouverture. Mais il sent, là aussi, une résistance. Se hissant sur la pointe des pieds, au risque de dégringoler, il plonge sa main dans le vase, en sort une autre boîte. "Les pralinés !

Tu ne les as pas mangés ? Ah, ils n’ont pas le même goût ! Bon, je le dirai au pâtissier. Il a dû changer de recette !" René remplace donc les pralinés par les Gorgones au chocolat, et remet le couvercle en place.


Au moment où il s’apprêtait à descendre, il entendit une voix moqueuse l’interpeller :


"Eh bien, monsieur le curé, on se rapproche du seigneur ?"


De surprise, il lâcha les pralinés et sa prise, et tomba à la renverse sur le gravier, la soutane relevée laissant apparaître son pantalon.


"Taisez-vous, mécréant !", gronda-t-il à l’adresse de l’insolent importun qui s’enfuit en riant. Il soupira en se frottant les genoux. La douleur était plus morale que physique, un peu humiliante. Le Seigneur l’avait puni de sa gourmandise. "Plus de peur que de mal", pensa-t-il. Puis, à voix haute :


"Ah, Césarine ! Tu te rends compte de ce que tu me fais faire !" Il se releva en soufflant, épousseta sa soutane, et resta quelques minutes immobile devant la tombe. Il sourit. "Elles sont délicieuses, ces Gorgones. Meilleures que les autres.

 Le chocolat a juste ce qu’il faut d’amertume, et le caramel craque sous la dent. Un régal, je te dis." Il en salivait encore. Enfin il ajouta : "A dimanche prochain, ma Césarine !"


Il sortit du cimetière. Il avait fort à faire, les deux bigotes l’avaient retardé. Tout à l’heure, après la messe, il mangerait les pralinés que Césarine n’avait pas aimés. Et puis, demain, il lui achèterait des croquants aux écorces d’orange. Pour dimanche prochain.



Châtillon / Seine, juillet 1996.